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Renouer avec le monde vivant pour mieux le préserver

Pour le philosophe Baptiste Morizot, la crise écologique nécessite d’aborder ce qu’il appelle une crise de la sensibilité face au vivant. Deux études récentes montrent un déclin de notre « expérience de nature » au quotidien, alors que celle-ci encouragerait des comportements favorables à l’environnement et à plus de bien-être. Alors, en quoi consisterait cette reconnexion avec le vivant pour mieux préserver nos milieux de vie ?

La crise écologique comme crise de la sensibilité

Les différentes facettes de la crise écologique actuelle (changement climatique, perturbation du cycle de l’eau, artificialisation des sols, effondrement de la biodiversité, etc.) sont aujourd’hui connues par une frange croissante de la population. L’écologie en tant que thème figure même parmi les principales préoccupations de la population suisse. Dans un sondage mené par le Temps en août 2023, 36% des personnes ayant répondu estiment que le changement climatique est le sujet le plus préoccupant actuellement.

En parallèle, les services fournis par les écosystèmes dans lesquels nous vivons obtiennent aujourd’hui un nouvel éclairage par leur raréfaction, ou par l’accentuation des problèmes auxquels ils permettent de faire face. C’est notamment le cas des arbres urbains, qui y jouent de multiples rôles pour rendre la ville habitable, à commencer par un apport de fraîcheur indispensable en été. Si le concept de services écosystémiques a permis de mettre en lumière tous les bienfaits essentiels de la « nature » dont nous profitons (gratuitement), cette perspective est critiquée pour son caractère utilitariste et anthropocentré.

Pour le philosophe Baptiste Morizot, la crise écologique cache en réalité celle de notre relation au monde vivant, qu’il appelle crise de la sensibilité. Il entend par là « un appauvrissement de ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre, et tisser comme relations à l’égard du vivant » (Zhong Mengual, Morizot, 2018). Il l’illustre à travers le « lien discret mais profond entre la disparition contemporaine massive des oiseaux des champs, documentée par des études scientifiques, et la capacité d’un chant d’oiseau urbain à faire sens dans une oreille humaine ». Et d’ajouter qu’il y a « quelque chose de triste dans le fait que les dix chants d’oiseaux différents qu’on entend chaque jour ne parviennent pas au cerveau autrement que comme bruit blanc, ou au mieux évoquent un nom d’oiseau vide de sens » (Manières d’être vivant, 2020).

La nature, perdue de vue ?

La relation entre l’humain et la nature a fait l’objet de deux études récentes. En effet, quel lien entretenons-nous concrètement avec la nature ? À quel point en sommes-nous proches ou éloignés ? Une équipe de scientifiques a tenté de répondre à cette question en réalisant une méta-analyse en 2022 recoupant les résultats de 18 études sur la connexion entre l’humain et la nature. L’analyse a passé en revue la littérature scientifique sur les expériences de nature, tant concrètes (par ex. la pratique de la randonnée) qu’indirectes (la présence de la nature dans les romans ou les dessins animés). Ces résultats ont été recoupés avec une seconde approche en mesurant par exemple la distance entre les zones habitées et les zones naturelles les plus proches, ou encore la couverture forestière des villes. La conclusion est malheureusement que « l’expérience de la nature semble être en déclin au niveau mondial, les humains étant de plus en plus déconnectés de la nature » (Cazalis et al., 2022).

Se relier à la nature pour mieux la préserver

Mais dans quelle mesure notre degré de connexion à la nature influence-t-il notre comportement en termes de durabilité ? C’est ce qu’a tenté d’explorer en 2021 une autre méta-analyse réalisée sur 147 études corrélationnelles. Elle conclut que les personnes ayant une forte connexion avec la nature ont davantage de comportements favorables à la nature et sont en bien meilleure santé que les personnes ayant une faible connexion avec la nature (Barragan-Jason et al., 2021).

Les autrices ont toutefois été surprises de constater que l’éducation à l’environnement n’a que peu d’impact sur le degré de connexion à la nature. Elles supposent que cela est dû à la transmission traditionnelle anthropocentrique et « rationnelle » des connaissances scientifiques, qui a délégitimé et supprimé leur contenu émotionnel. Pour elles, il s’agirait donc de se relier au monde vivant avant tout par les sens et les émotions, faisant ainsi écho à la crise de sensibilité théorisée par Baptiste Morizot.

Des initiatives pour une reconnexion sensible au vivant

Différents projets et initiatives émergent aujourd’hui pour faciliter cette reconnexion à la nature, avec une approche favorisant l’expérience sensible. La jeune génération est particulièrement visée, et c’est ce que met en avant la plateforme Enseigner dehors du WWF et de la Fondation Silviva (www.enseignerdehors.ch). Celle-ci vise en effet à échanger et inspirer autour de l’apprentissage dans et par la nature. Des conseils et outils sont donnés au corps enseignant et aux personnes actives dans la formation d’adultes souhaitant travailler dans et avec la nature. Les atouts de l’enseignement en nature convainquent de plus en plus le secteur (Enseigner dehors, 2023) :

  • Cela permet l’application concrète de ce qui a été appris en classe, en utilisant ses sens : les élèves découvrent, expérimentent et agissent. Cette approche augmente leur motivation à apprendre. De plus, sortir dans le cadre scolaire permet de maintenir un équilibre avec le numérique.
  • Cela s’inscrit dans le programme scolaire. Enseigner dehors favorise les compétences transversales (collaborer, développer des stratégies, une pensée créatrice et une démarche réflexive) et permet un apprentissage interdisciplinaire ainsi que de l’éducation en vue d’un développement durable (EDD).
  • C’est bon pour la santé et cela renforce le bien-être. Apprendre dehors favorise les mouvements, entraîne la motricité, renforce le système immunitaire, change les idées, et renforce l’estime ainsi que la confiance en soi.
  • Cela favorise les interactions sociales et renforce la cohésion de la classe.

L’art peut aussi permettre une approche différente et sensible au monde vivant. C’est le pari qu’a fait le projet (re)connecting.earth, à Genève (reconnecting.earth), avec sa Biennale de l’art et de la nature urbaine couplée à un programme pédagogique. Inspiré par la vision de Baptiste Morizot, ce projet tire parti des productions d’artistes consacrées à notre rapport à la nature pour réaliser un travail de médiation auprès d’un public aussi large possible, et notamment auprès des jeunes.

Racines, instruction de l’artiste Caroline Bachmann, 2021
© Caroline Bachmann

 

Ainsi, les ateliers menés dans les classes primaires du canton prennent comme point de départ des œuvres-instructions qui invitent à des interactions théoriques ou pratiques avec la nature en ville, et conduisent par exemple à des actions performatives et au dessin. Les élèves vivent ainsi des expériences méditatives et sensorielles, par exemple en imaginant et en dessinant les racines d’une plante (voir l’instruction de l’artiste Caroline Bachmann). Après l’étude et l’activation des instructions, les élèves développent et créent leurs propres instructions (cf. exemple ci-dessous).

 

Instruction réalisée par des élèves de 7P, école primaire des Vollandes, 2023

 

Au-delà de la nécessaire renaturation des espaces de vie urbains pour rapprocher physiquement l’humain de la « nature », ces démarches misant sur l’expérience sensible semblent donc centrales pour redévelopper une relation saine avec les espèces qui partagent nos milieux de vie. Encore pionnières et isolées, il serait souhaitable de les voir se multiplier.

 

Mathieu Pochon

Ingénieur environnemental

 

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