Business Judgement Rule et droit suisse

Dans l’exercice de leur fonction, les organes dirigeants d’une société doivent veiller à agir de manière diligente et dans les intérêts de celle-ci.  Dans le cas contraire, ils répondent envers la société ainsi qu’envers chaque actionnaire et chaque créancier social du dommage qu’ils causent en violation de leurs devoirs. Or, la gestion d’une société peut s’avérer complexe et demande aux organes dirigeants de disposer de plus en plus de connaissances et de qualifications particulières.

Ainsi, l’examen par les tribunaux de l’opportunité d’une décision commerciale peut être délicat. C’est pourquoi, la jurisprudence admet, sans la nommer, l’application dans cette situation d’une sorte de Business Judgement Rule suisse dans le but d’éviter que le juge ne substitue sa propre appréciation à celle des organes dirigeants dans l’exercice de la gestion de l’entreprise.

  1. Préambule

Lors de l’analyse de la responsabilité des organes dirigeants, il se pose la question de savoir si le comportement des organes dirigeants s’écarte de ce qui pouvait être attendu d’eux dans les circonstances d’espèce. La réponse à cette question doit prendre en compte le fait que toute activité commerciale implique une part de risque et qu’il est difficile de déterminer si une décision commerciale est opportune ou non. Cet exercice est encore plus périlleux du point de vue du juge puisqu’il connaît les conséquences de la décision prise mais qu’il doit se replacer au moment de la prise de décision.

Pour définir le cadre de l’examen d’une telle question, les juridictions américaines appliquent depuis longtemps la Business Judgement Rule. Selon cette règle, les dirigeants d’une société sont réputés agir de bonne foi, conformément à leurs devoirs et dans l’intérêt de la société, si bien que le juge revoit leurs décisions qu’en présence d’une violation évidente de leurs devoirs. Se rapprochant de ce concept sans jamais y faire référence, le Tribunal fédéral a confirmé à plusieurs reprises que les tribunaux doivent faire preuve de retenue dans l’appréciation a posteriori de décisions commerciales lorsqu’elles sont prises en respectant un certain standard minimal.

La présente Newsletter a pour objectif d’expliquer aux organes dirigeants comment l’exercice de la gestion de l’entreprise est apprécié par les tribunaux suisses au regard de la Business Judgement Rule suisse et, partant, de déterminer ce qu’ils devraient mettre en place pour réduire les risques d’engager leur responsabilité.

  1. Responsabilité des organes dirigeants dans l’administration et la gestion

En droit suisse, les membres du conseil d’administration – comme toutes les personnes qui s’occupent de la gestion d’une société – répondent à l’égard de la société, de même qu’envers chaque actionnaire ou créancier social, du dommage qu’ils leur causent en manquant intentionnellement ou par négligence à leurs devoirs (art. 754 CO).

Il s’agit d’une responsabilité extracontractuelle fautive. Ainsi, celui qui souhaite agir contre un ou plusieurs dirigeants fautifs a la charge de fournir la preuve de l’existence :

  1. d’un dommage (direct ou indirect),
  2. d’un manquement aux devoirs des dirigeants,
  3. du lien de causalité (naturel et adéquat) entre le manquement et le dommage, et
  4. d’une faute.

Contrairement aux exigences relatives à la responsabilité extracontractuelle, le manquement aux devoirs peut intervenir sans qu’une norme de protection spécifique ne soit nécessairement violée. Il suffit que les devoirs des organes dirigeants – en particulier le devoir de diligence et de fidélité – n’aient pas été respectés.

A cet égard, le niveau de diligence minimale que l’on peut attendre d’un administrateur dans une situation concrète est apprécié sur la base de critères objectifs en tenant compte de l’ensemble des circonstances. En pratique, le juge compare le comportement reproché à l’administrateur à celui qu’un administrateur raisonnable et consciencieux aurait eu dans les mêmes circonstances. Par ailleurs, l’appréciation de ce comportement se fait de manière ex ante, c’est-à-dire selon l’état du droit, les critères et les renseignements à disposition – ou qui aurait pu l’être – au moment de la décision ou du comportement considéré. Au surplus, une décision ou un comportement donné ne saurait constituer un manquement aux devoirs du seul fait qu’il s’est révélé par la suite être erroné ou défavorable.

  1. La Business Judgement Rule américaine

La Business Judgement Rule vise à éviter que le juge substitue librement sa propre opinion aux décisions prises par les organes dirigeants en limitant voire supprimant son pouvoir d’examen.

L’expression de la théorie classique de la Business Judgement Rule outre-Atlantique a valeur de présomption. Les dirigeants d’une société sont réputés agir de bonne foi, conformément à leurs devoirs et dans l’intérêt de la société, si bien que le juge ne revoit leurs décisions qu’en présence d’une violation évidente de leurs devoirs (bonne foi, loyauté et diligence raisonnable).

Il s’agit alors d’une véritable présomption d’agissements conformes au droit qui doit être renversée par l’apport de preuves démontrant une violation manifeste des devoirs des dirigeants pour justifier l’examen de la décision par le juge. En l’absence de preuves contraires, les tribunaux ne doivent et ne peuvent pas examiner ou remettre en question la décision commerciale considérée.

On parle parfois d’immunité dans la prise de décisions commerciales pour les organes dirigeants car leur responsabilité est par principe quasiment exclue.

  1. Application de la règle en droit suisse

En droit suisse, le Tribunal fédéral reconnaît que les tribunaux doivent faire preuve de retenue dans l’appréciation a posteriori de décisions commerciales prises :

  • au cours d’un processus décisionnel irréprochable,
  • reposant sur une base d’informations adaptée, et
  • exempt de conflits d’intérêts.

La règle en droit suisse s’apparente dès lors à un standard comportemental minimal. Lorsque les critères susmentionnés sont remplis, le pouvoir de cognition du juge est restreint. En revanche, la conséquence de cette règle, bien que se rapprochant d’une présomption, n’est pas d’exclure par principe la responsabilité des dirigeants en l’absence de preuves contraires. Il n’y a d’ailleurs pas d’inversion du fardeau de la preuve.

Plutôt, elle déplace le thème de la preuve. Puisque le juge est limité dans son pouvoir d’examen, celui qui invoque un dommage (ci-après « le plaignant ») a alors la charge d’alléguer des faits permettant de convaincre le juge que les dirigeants ont effectivement violé leurs devoirs. Il peut également démontrer que le standard comportemental minimal n’a pas été respecté, ce qui constituera alors un indice de la violation des devoirs.

La théorie s’apparente dans certaines situations à une condition négative supplémentaire – fondant la responsabilité des organes dirigeants – dont l’avènement doit être prouvé par le plaignant.

De plus, cet avantage (à savoir la limitation du pouvoir de cognition du juge) n’est limité qu’aux décisions commerciales et d’autres décisions pourraient alors faire l’objet d’un examen complet par les tribunaux.

  1. Conclusion

En conclusion, il convient de retenir que les tribunaux suisses sont limités dans leur pouvoir d’examen des décisions d’ordre commercial ayant été prises à l’issue d’un processus décisionnel irréprochable, suite à des informations adéquates et en l’absence de tout conflit d’intérêts.

Il incombe alors à celui qui invoque un dommage de prouver que les dirigeants n’ont pas suivi ce standard comportemental ou de démontrer qu’il ne s’agit pas d’une décision d’ordre commercial pour que le juge soit libre dans son examen. Si tel n’est pas le cas, le plaignant devra démontrer que, malgré le fait que la décision a été prise dans un cadre approprié, les dirigeants ont effectivement violé leurs devoirs.

Les dirigeants consciencieux veilleront à mettre en place un cadre décisionnel approprié, sur la base de sources fiables et adaptées et à éviter toute situation de conflit d’intérêts pour limiter le risque de voir leur responsabilité engagée. Si nécessaire, ils feront appel à un spécialiste pour vérifier si les exigences qu’ils s’imposent sont suffisantes.

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Vincent Meylan

Vincent Meylan est associé de l’étude LE/AX Avocats. Il est spécialisé en droit des affaires (M&A, droit des sociétés, droit des contrats, gouvernance d'entreprise), en droit bancaire et financier, ainsi qu'en droit de la blockchain et des crypto-monnaies.

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