L’entreprise mode d’emploi ou les ressorts managériaux de la raison d’être

Résumé

La raison d’être est souvent mentionnée en passant, pour ne pas dire escamotée. Pour beaucoup, elle sera au mieux de l’ordre de l’aspiration ce qui revient à dire qu’elle devra céder le pas à la réalité si celle-ci devenait mauvaise. Bien pensée et surtout mise en pratique, la raison d’être est en réalité un outil technique qui permet non seulement de comprendre le fonctionnement de l’entreprise (en lui donnant un sens) mais aussi comment la réparer si besoin était, ce qui peut arriver. Elle permet de résoudre certaines tensions endémiques aux organisations en liant l’intérêt individuel et l’intérêt général, les compétences dites « soft » ou « hard », la volatilité du marché et la dynamique d’engagement.

Le mode d’emploi

C’est Daniel Hofmann, « co-patron » de Metallover, qui appelle ainsi le document qui sert de base à la dynamique collective de son entreprise qu’il a écrit, alité et souffrant suite à une hernie discale qu’on venait d’opérer.

Il y a beaucoup de choses dans un mode d’emploi et de très nombreux thèmes sont articulés dans celui de Daniel Hofmann, depuis la raison d’être jusqu’à la gestion des conflits en passant par la description des activités, les compétences, la structure, l’organisation etc… Un mode d’emploi, comme le dit Georges Perec, est comme quelque chose qui tente d’accomplir jusqu’au bout un programme. Accomplir jusqu’au bout un programme voilà très précisément de quoi il va s’agir.

Metallover est une entreprise d’ouvrages métalliques genevoise vieille de plus d’un demi-siècle co-dirigée depuis 1998 par Daniel Hofmann et par son frère Frédéric. Si vous allez la visiter vous trouverez ce que vous voyez un peu partout : un atelier, un bureau administratif, des directeurs. A priori donc pas grand-chose de différent d’autres entreprises et pourtant, rien de banal chez Metallover.

Vous avez dit « radical » ?

Les raisons pour lesquelles j’ai envie de parler de Metallover – autre que le respect que j’éprouve pour la personne de son directeur – c’est qu’elle est une entreprise locale (il se passe donc des choses ici aussi), qui travaille dans une industrie vieille de plus de 3000 ans, (depuis que l’homme travaille le fer) ; modeste par sa taille et l’attitude de ses dirigeants, et qui, pourtant, a réussi à instaurer, une culture d’entreprise à la fois traditionnelle et totalement radicale, au sens étymologique « de qui se rattache à la racine. » Car lorsqu’on parle d’entreprise « libérée », « opale » ou « à mission », on a tendance à les imaginer « radicales » au sens de totalement différentes des autres, ce qui, d’une part est faux, et d’autre part, a pour effet de freiner les transformations nécessaires et en grande partie désirées.

Comment allier tradition et disons modernité ? En étant rigoureusement honnête. Coté média, je ne pense pas avoir entendu un seul patron qui ne désirait des personnes compétentes, responsables et engagées, qui pensent et mettent leur talent au service du projet de l’entreprise ; coté réalité du quotidien, rien ou presque ou le minimum, ou n’importe quoi comme par exemple se vanter d’avoir implanter des méthodes agiles sans en respecter ni la rigueur ni les conséquences sur l’organisation.

Alors voilà : ce qui est intéressant dans Metallover, c’est qu’il n’y a pas eu d’allégeance à quoi que ce soit de nouveau, de disruptif, ou de je ne sais quoi mais plutôt une réflexion sur l’activité, son sens, et comment en faire une expérience collective mémorable[1].

A première vue, la structure est toujours « hiérarchique », les bureaux cloisonnés et le chef reconnu comme tel. Ce qui a changé c’est le degré d’autonomie, les processus délibératifs, la coopération comme dynamique d’action collective. D’un côté donc, la coque est traditionnelle – elle permet de flotter – mais de l’autre c’est l’équipage tout en entier qui est à la manœuvre et qui permet d’avancer. Dit différemment, au-delà du rôle de chacun, la viabilité de l’entreprise est l’affaire de tous.

Au centre du mode d’emploi, la raison d’être

Si l’on pressent que la raison d’être peut jouer un rôle important dans la manière dont une organisation va opérer, ce n’est pas souvent qu’on touche du doigt comment elle percole et se traduit dans tous les domaines de l’entreprise. Comment elle façonne de manière très concrète le dispositif productif.

L’énoncé de la raison d’être tient souvent en une phrase.[2] Il est rare en revanche de trouver une description complète de la manière dont elle irrigue, oriente, et façonne le quotidien. Au fond, la raison d’être d’une organisation est souvent discrétionnaire. Chez Metallover, elle est non seulement explicite, elle est contraignante, mais pas à la manière d’un règlement ou d’une « constitution » comme dans le cas de l’Holacracie. Ici, il y a un objet – l’entreprise –, une description de sa fonction, de ses composants, de leur fonctionnement mais aussi de comment en prendre soin et les réparer le cas échéant. C’est donc véritablement un mode d’emploi.

Une de ses fonctions principales du mode d’emploi est de distancier la marche de l’entreprise de son chef ou de son fondateur. Alors bien sûr, son contenu, sa forme, ses mots peuvent être marqués par le sceau de celui qui l’a écrit, ici Daniel Hofmann et qui, dans ce document, exprime ses propres convictions et ses propres affects. Mais ceci est fait dans le but express de briser ce que la tradition attribue au chef, à savoir un statut au-dessus des autres et son immunité. Ainsi, en signant ce mode d’emploi, Daniel Hofmann devient un collaborateur comme les autres qui aura pour objectif premier, comme celui d’ailleurs de tous, de maintenir et de développer les activités de l’entreprise en fonction de sa raison d’être.

Une raison d’être a pour but de clarifier ce pourquoi on fait ce que l’on fait ou dans quel esprit ou encore de désigner les matériaux qui serviront à construire l’entreprise. On comprend donc qu’elle aura à voir avec l’identité de l’organisation, au-delà donc du métier, de la même manière qu’une personne n’est pas seulement ce qu’elle fait, mais ce qu’elle pense, se comporte et agit. C’est en cela que l’entreprise devient unique. Et ce faisant, elle existe comme entité à part entière et forme un commun[3].

Comment la raison d’être se décline-t-elle ?

L’identité de Metallover est donnée par les trois verbes de sa raison d’être, « se réaliser », « créer » et « partager » qui se déclinent différemment à chaque palier de la pyramide de Maslow.

Par exemple, « se réaliser » commence avec un bon salaire permettant une vie équilibrée, continue avec la fierté de la tâche bien accomplie, et peut finir dans un désir de se réaliser comme personne, de développer son humanité, voire sa spiritualité.

De la même manière, « créer » peut se comprendre comme les ouvrages que l’entreprise réalise, mais aussi par l’innovation et donc la prise de risque et culmine dans la notion de sécurité psychologique que l’on doit à Amy Edmondson, professeur à l’université de Harvard[4]. Il s’agit pour l’entreprise et pour son management de créer et de maintenir un espace sécurisé dans lequel chaque personne pourra s’exprimer au-delà de son rang, de sa fonction, de son titre, ou de son statut avec la certitude que ses idées seront prises en considération lors d’une décision.  Chez Metallover, cela se traduit, au niveau des relations entre individus par le respect et l’écoute, au niveau des décisions par la déférence à l’expertise quel que soit l’âge ou le statut, et pour ce qui en est des investissements, par un processus de sollicitation. Toute personne peut adresser une requête à la comptabilité pour l’achat d’une machine par exemple sans la faire poinçonnée par Daniel Hofmann à condition qu’elle ait recherché et pesé les avis des collaborateurs concernés.

Quelques conséquences non négligeables

Qu’est-ce qu’un collaborateur ?

Si « se réaliser », « créer » et « partager » sont les piliers sur lesquels l’entreprise est bâtie alors le collaborateur ne peut plus être considérer comme un simple exécutant qui obéit ou qui doit demander la permission. On rejoint ici l’histoire du commandant David Marquet qui demandait à ses hommes d’équipage de cesser de dire : « je voudrais », « je pense faire ceci ou cela », « je suggère » etc… mais par « j’ai intention de faire ceci ou cela… » Dans les deux cas, celui de Metallover et du sous-marin USS Santa Fe, le collaborateur assume pleinement la responsabilité de sa décision. Laissez les personnes dire « j’ai l’intention de …» et vous créez une organisation qui valorise les compétences.

Ainsi on retrouve dans le mode d’emploi de Metallover une section qui décrit le collaborateur en ces termes : ils-elles sont :

  • des adultes créatifs, réfléchis et fiables
  • capables de prendre des décisions importantes (sollicitation de leurs avis)
  • des collègues sur qui l’on peut compter
  • responsables de leurs actes et de leurs décisions
  • faillibles : les erreurs faisant partie de la vie, elles leur permettent d’évoluer et de grandir
  • irremplaçables : par leur talent et leur « savoir-être », ils-elles désirent apporter une contribution positive à l’entreprise

Ces cinq points pourraient faire l’objet de très nombreux commentaires. Mais la première chose qui saute aux yeux c’est que, de la conception de la personne qu’on se fait, découle directement de la raison d’être et de cette dernière un mode de management. Sans elle, on retombe dans la conception atrophiée qu’en donne l’économie (être égoïste et tire au flanc indécrassable) ou taylorien comme un organisme décérébré qui n’a qu’à suivre des instructions (simple exécutant). Même si cela paraît un peu trop tranché, demandez-vous à quelle conception de la personne renvoie votre management et comment, en réalité, il se calque sur elle.

Le premier mot résonne comme un point d’orgue à une longue litanie d’hésitations. Adulte :  tiens, tiens ! Pas besoin d’un diplôme en PNL, pour sentir que cela implique l’autonomie et la liberté. Et à partir de là, les relations entre les personnes qui, visant à renforcer la viabilité de l’entreprise, ne peuvent être que coopératives, c’est-à-dire mutuellement engagées dans la progression de tous : alliage indispensable à la fusion du bien individuel et du bien collectif.

Notons aussi la notion de faillibilité, élevé ici à un principe, et non à une vague intention.  On parle souvent de cultures qui accepteraient voire encourageraient les échecs et qui, du coup, stimuleraient la prise de risque et par conséquent l’innovation. Mais qu’en est-il dans votre organisation ? Chez Metallover, l’échec n’est pas considéré comme une faute qu’il faudrait d’une manière ou d’une autre sanctionner mais comme une erreur. La différence est notable car toute erreur peut être corrigée, et céder la place à un apprentissage et donc renforcer l’engagement des personnes, alors que la faute doit s’expier, qu’elle isole et culpabilise.

Quelle structure ?

Finalement, vous trouverez dans ce fameux mode d’emploi, les répercussions de la raison d’être sur la structure et l’organisation qui sont ici indissociablement liées. Il s’agit de quatre phrases

  1. L’organisation et le fonctionnement de l’entreprise sont le fruit de l’intelligence globale des collaborateurs, liés à la raison d’être et à la mission de Metallover sa.
  2. Les compétences, talents professionnels et humains de chacun, liés à la raison d’être de l’entreprise sont l’essence même de structures épurées et d’une organisation simplifiée.
  3. L’organisation n’est pas figée : en évolution permanente, elle s’adapte aux conditions et circonstances du moment.
  4. Il n’y a pas de contrainte à son évolution.

Surprenant que ce soit l’intelligence collective qui ouvre la description de la structure alors qu’on la représente d’habitude comme un empilement de petites boîtes les unes sur les autres dans ce que l’on appelle un organigramme. Parler d’intelligence collective comme pivot de l’organisation, c’est tout de suite prendre le parti de l’efficience maximale comme le démontrent de très nombreuses études[5]. Et ceci pour la raison suivante qu’en respectant les points de vue de chaque personne dans des dispositifs de délibération, elle permet de créer une compréhension plus fine des situations, des problèmes, ou des obstacles que l’entreprise rencontre et donc de prendre des décisions plus informées et donc meilleures.

L’intelligence collective c’est aussi et surtout une certaine manière de gérer les interactions entre les personnes. Elle implique un type de comportements que le mode d’emploi décrit dans la section « compétence » et qui comprend outre la maîtrise des métiers la responsabilité, l’écoute, le « savoir vivre » et l’ouverture d’esprit. Ce qui m’amène à la réflexion suivante. On parle souvent de « soft skills » et de « hard skills » comme s’il s’agissait de deux choses opposées. L’intelligence collective les unit en une seule et même capacité. C’est une leçon que de nombreuses entreprises devraient suivre.

A cette lecture, on découvre aussi que la structure évolue vers plus d’agilité non pas en fonction de décisions plus ou moins réactives à l’environnement ou aux bon vouloir des dirigeants mais en fonction du degré d’autonomie des personnes impliquées, autonomie qui se fondent sur des compétences. La boucle est bouclée.

Enfin, la structure et l’organisation ne sont jamais figées. Qu’est-ce que cela veut dire ? On l’a vu, l’évolution n’est pas décrite comme une réaction mais comme une dynamique interne à l’entreprise, perçue comme un tout indépendant de ses composantes. Libérée d’une sujétion aux personnes qui la composent, une organisation intègre son évolution constante non pas comme une série de perturbations dont il faudra se protéger mais comme son état naturel, ce qui conduit le collectif à développer une autre compétence qui est celle du changement et de son accompagnement. Faire du changement une capacité organisationnelle plutôt qu’une réponse ponctuelle à des évènements disjoints, c’est aussi une des dimensions de l’agilité.

Que peut-on conclure de tout ça ?

La première conclusion concerne le rôle de la raison d’être qui n’est pas simplement une aspiration mais un mode opératoire. Ce qu’elle construit lorsqu’elle se décline dans tous les aspects de l’entreprise ce n’est pas une forteresse mais une entité qui non seulement s’adapte mais cherche à tirer de chaque situation le maximum de bénéfices. C’est la différence que fait Nassim Nicholas Taleb entre robuste et antifragile[6]. Ce qui est robuste résiste aux chocs, ce qui est antifragile se renforce avec eux.

Est-ce que tout cela garantit gloire et richesse ? Non, pas vraiment. Metallover a connu des hauts et des bas, des années de vaches maigres et des années de vaches grasses. L’entreprise est sujette aux mêmes fluctuations, aux mêmes difficultés qui accablent toute activité mais elle les vit de manière différente, comme une épreuve de sa raison d’être et non comme une fatalité. Il y a quelque chose de très important là : dans les entreprises à mission, comme Metallover, chaque choc est une occasion de s’améliorer, de progresser, d’apprendre ; dans le cas des entreprises sans mission, chaque choc est vécu comme une diminution, une contraction qui débouche souvent sur l’abandon des hommes et des activités.

Une raison d’être n’est donc pas une martingale ; c’est une certaine manière de rendre l’action collective résiliente en lui donnant un sens, mais c’est aussi une manière de célébrer le côté précieux, unique et irremplaçable de pouvoir œuvrer ensemble, de grandir ensemble, et de permettre à chacun et à tous de vivre l’aventure professionnelle comme une forme d’épanouissement, ou pour utiliser une vieille expression, de construire ce qui s’appelait une bonne vie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Ce qui ne veut pas dire que Daniel Hofmann ne se soit pas renseigné. Par exemple, lecture du livre de Frédéric Laloux « Reinventing Organisation » fut une sorte de confirmation que ce qu’il envisageait et terme de désidérabilité et de faisabilité.

[2] Celle de Patagonia par exemple : « construire le meilleur produit, ne pas causer de dommages inutiles, utiliser les entreprises pour protéger la nature, ne pas être lier par les conventions. »

[3] La notion de commun fut théorisée par Elinor Ostrom, première femme à recevoir le prix Nobel d’économie en 2009. Il s’agissait pour elle de savoir comment gérer au mieux une ressource – naturelle dans son cas – disponible mais finie pour un ensemble de parties prenantes aux intérêts divergents sur le long terme. Penser l’entreprise comme un commun implique de lui donner un statut à part entière et de la considérer comme un dispositif partagé dont la bonne gestion consiste, comme dans le cas de ressource naturelle, à ne pas l’épuiser. Pour cela, il est impératif de trouver une manière d’équilibrer l‘intérêt individuel à l’intérêt général. Une des conséquences principales, quoique largement ignorée d’une raison d’être est donc de pouvoir appréhender son organisation non seulement sous l’angle d’un dispositif productif mais d’une capacité de production dont il s’agira d’assumer la pérennité.

[4] Si vous êtes intéressés, Amy Edmondson est l’auteur de The Fearless Organization: Creating Psychological Safety in the Workplace for Learning, Innovation and Growth, Hoboken, Wiley, 2019

[5] Par exemple, Anita Williams Woolley, Christopher F. Chabris, Alex Pentland, Nada Hashmi, Thomas W. Malone, Evidence for a Collective Intelligence Factor in the Performance of Human Groups, in SCIENCE, 29 OCTOBER 2010 VOL 330 pp 686-688

[6] Nassim Nicholas Taleb, Antifragile : Things That Gain from Disorder, New York, Random House, 2012, 519 p

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Philip Clark

Philip Clark accompagne les entreprises publiques ou privées dans leur processus de changement et de développement organisationnel. Après avoir fondé plusieurs start-up, il a dirigé l'innovation pour Global Services and Solutions chez Orange Business Services. Il enseigne à la HES-SO de Lausanne et à l’Université Mont Blanc Savoie.

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