Moins, c’est plus… Et si on reconstruisait notre économie en travaillant moins ?

 

Dans un blog du 6 mai, que m’a gentiment relayé mon collègue Clément Demaurex, la CVCI[1] nous invite à ne pas regarder l’après COVID-19 comme une catastrophe seulement mais aussi comme une opportunité : – les nouveaux « protagonistes » qui nous permettrons de réinventer notre travail sont : « l’accélération de la numérisation, des changements de consommation et de production, du développement de la créativité, du télétravail et des nouvelles organisations du travail, du retour à une production locale et de la simplification de certaines procédures. »

L’économie nous dit le CVCI prendra du temps à se remettre mais doit-elle se remettre comme avant ? Cette question est purement rhétorique car la réponse est évidente : non. Tout simplement parce que l’on sait que cette crise est lovée à l’intérieur d’une crise autrement plus vaste, plus urgente, et plus dangereuse que l’on appelle (à tort) la crise climatique. Mais, comme le dit très bien Bruno Latour ce que l’État a pu faire dans le cas du COVID-19 – c’est-à-dire imposer un confinement radical, l’arrêt de tout l’appareil productif national – , il ne le peut pas dans celui de la crise climatique.

En revanche, les entreprises et les organisations en général peuvent faire quelque chose de concret, d’avantageux, de régénératif et d’écologique, tout de suite.

Cela faisait longtemps que je voulais écrire sur la semaine des 4 jours tout en sachant que même si je relayais les excellents les résultats de sa mise en place en Suède, en Nouvelle Zélande ou aux États-Unis par exemple, l’effet serait tout au plus celui d’une simple curiosité. Après tout ne sommes-nous pas ceux et celles qui avons rejeté l’initiative populaire « pour la réduction de la durée de travail » en 1988.

Mais voilà que nous sommes confrontés à une situation différente. Aujourd’hui, il s’agit de reconstruire notre économie en sachant qu’elle sera de plus en plus à la merci de ce que Nicholas Nassim Taleb a appelé des cygnes noirs, c’est-à-dire des événements impossibles à prédire et dont les effets sont désastreux. En moins de 15 ans, nous en avons vécu deux d’abord avec la crise financière de 2008-2009 et maintenant avec la crise sanitaire. Mais il n’y a pas que les cygnes noirs, il y a aussi l’extrême volatilité qu’on pourrait appeler « quotidienne », celle des marchés, des élections, des clients, des taux de change, du prix des hydrocarbures, des innovations techniques, etc… Or dans un environnement incertain, prédire et prévoir perdent leur efficacité. Le passé ne peut plus informer le présent, encore moins le futur. Les actions justes ne peuvent plus se prendre sur des recettes ou des modèles mais sur des principes car l’efficacité d’un principe ne se trouve pas dans sa capacité à résoudre des problèmes reconnus et compris correctement, mais dans le traitement des nombreux problèmes qui sont incomplètement compris, mal compris, ou pas vus du tout. Le comprendre et l’explorer c’est se donner les possibilités de trouver des réponses concrètes à chacune des situations qui sont les nôtres.

 

« Une illusion en moins, c’est une vérité en plus » Alexandre Dumas Fils

Il est donc temps de repenser la semaine des 5 jours ou des 42h. Pourquoi ? Parce qu’une diminution du temps de travail est meilleure pour les familles et les personnes – comme l’a montré pour beaucoup d’entre nous notre petite parenthèse de confinement – ensuite parce qu’elle meilleure pour l’économie, enfin parce qu’elle est meilleure pour le climat.

J’imagine la perplexité de certains et peut-être même leur indignation à entendre quelqu’un vanter les mérites d’une solution qui, a priori, n’ajoute que de l’huile sur le feu des pertes importantes causées par le COVID-19, sur la montée en flèche du chômage, et sur les difficultés financières qu’éprouvent de très nombreuses personnes ou entreprises. Mon propos n’est pas polémique, il se veut au contraire force de proposition.

Vivre dans un monde incertain veut dire que nous devons revisiter nos croyances les plus enracinées et, dans le monde du travail, notre modèle mental dominant est celui des horaires de travail alors que tout le monde sait qu’une même tâche peut prendre plus ou moins de temps en fonction de celui qui l’effectue, du contexte dans laquelle est effectuée, de son urgence ou de sa nécessité et surtout que le profit dépend des objectifs atteints et non d’un cadre horaire.

Il est donc grand temps 1) de saisir ce que « vivre » dans l’incertain implique 2) d’expliciter nos actions en fonction de principes et non d’un soi-disant « bon sens » lorsque ce dernier désigne des habitudes ou des martingales qui ont fonctionné dans le passé 3) d’en tirer les conclusions, à savoir de s’autoriser à repenser nos a priori, ne serait-ce que pour voir ce qui pourrait émerger sachant que ce qui a été ne pourra pas ou plus nous assurer la paix et la sécurité que l’on recherche.

Ainsi la semaine de 4 jours, n’est pas du tout une insulte ou une boutade d’enfant gâté, mais une proposition qui vise à lier économie, santé, environnement et vie personnelle d’une manière à la fois plus efficiente et agréable.

 

Et les gagnants sont…

En 2018, Andrew Barnes[2], le directeur de Perpetual Guardian, un cabinet notarial d’Auckland en Nouvelle Zélande tombe sur deux études. La première[3] montre qu’une personne ne travaille de manière productive que pendant 3h par jour, la seconde[4] que les distractions au travail peuvent avoir des effets similaires à la perte d’une nuit de sommeil ou à la consommation de marijuana.

Intéressé, mais prudent, il décide de lancer un pilote dans son entreprise et pendant 2 mois de mars à avril 2018 limite le travail de ses employés à 4 jours. Parallèlement, il demande à deux universitaires d’étudier les effets de cette réduction de travail sur la performance de son entreprise.

Les résultats sont surprenants.

Jarrod Haar, professeur de ressources humaines à l’université de technologie d’Auckland, relève une amélioration de 24 % de l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée parmi les employés, et un regain d’énergie lorsqu’ils retournent au travail après leurs jours de congé.

De leur côté, les managers constatent que leurs collaborateurs sont plus créatifs, plus ponctuels, qu’ils écourtent leurs pauses et ne quittent plus le bureau trop tôt. Les réunions passent de 2h à 30 min. On découvre que les personnes ne travaillent pas plus mais mieux, de manière plus intelligente, en d’autres termes que la réduction des heures de travail augmente la productivité individuelle.

Mais il y a plus encore. Travailler 4 jours modifie aussi le contenu contractuel qui d’un nombre d’heures passe à un nombre de tâches qui si elles sont réalisées en moins de temps ne pénalisent pas la personne.

Andrew Barnes, constatant que le travail est fait et mieux fait en 4 jours qu’en 5, décide donc de rémunérer ses employés comme avant, ce qui leurs permet de conserver leur pouvoir d’achat et les motive d’autant plus.

Selon lui, ce sont les mères qui travaillent qui bénéficient le plus de cette politique, car celles qui reviennent au travail après un congé de maternité négocient souvent des horaires à temps partiel, mais effectuent l’équivalent d’un travail à temps plein.

Enfin les effets se font aussi sentir ailleurs au sein de l’entreprise qui économise tout d’un coup jusqu’à 20% de son énergie et pour la ville dans la mesure où les 240 employés de Perpetual Guardian ne viennent pas augmenter les bouchons de la capitale new zélandaise au moins 1 jour par semaine.

Il est bon de savoir qu’à la fin de cette période de test, la semaine de 4 jours devient la durée officielle de Perpetual Guardian.

 

Il y a autant de solutions que d’organisations

Il y a dans cette idée de réduction de travail de très nombreuses variantes mais l’impact reste le même : une meilleure vie, une meilleure atmosphère et surtout un meilleur rendement[5].

Par exemple, la ville de Göteborg en Suède a réduit la durée du travail à 6h par jour et constate que ses employés ont le même voire un rendement supérieur.

La même chose a été mis en place dans des hôpitaux et dans des EMS. On assiste alors aux mêmes effets. Dans ces cas cependant, il a fallu embaucher plus de personnes ce qui a diminué les gains de rendement. Ceci dit, à la fin, on s’en sort mieux. Les personnes travaillent à 100% et non à 60 ou 80%, l’absentéisme, les arrêts maladie, le stress, la fatigue, et de très nombreux incidents ont largement diminué. A la fin la société, l’organisation et les personnes sont gagnantes.

D’autres entreprises ont permis aux employés de travailler des semaines plus courtes en comprimant la norme de 40 heures en moins de jours, ou ont permis aux gens de travailler à temps partiel pour un salaire réduit. Tout est possible et tout dépend de l’organisation.

En conclusion, la semaine de 4 jours représente pour moi une véritable réponse à ce que l’on vient de vivre, à ce que l’on vient d’expérimenter tous en tant que personnes dans toutes les dimensions de notre vie : famille, travail, corps et esprit et je ne parle même pas de ce que nous avons découvert en explorant et en exploitant les nouveaux usages amenés par les nouvelles (et pas si nouvelles) technologies.

Certains diront que même si cette proposition fait du sens, elle sera difficile à mettre en place. Mais rien de tel qu’une forte contrainte pour réaliser une forte ambition.

D’autres rêvent de revenir à l’avant COVID-19, utiliserons toutes sortes d’arguments, toutes sortes d’excuses ou de haussements d’épaule pour nous dire qu’en réalité ce qui nous est arrivé n’est qu’un accident dans une dynamique parfaitement légitime mais ce qui est certain c’est que la semaine de 4 jours va dans le sens de l’agilité, de la résilience, de la coopération voire de la justice, c’est donc l’avenir.

 

 

 

 

 

 

 

[1] https://www.cvci.ch/fr/communication/blog/details/news/le-redemarrage-economique-demandera-de-laudace-et-du-courage.html?utm_medium=email&utm_campaign=CVCI_2020_05_08&utm_content=CVCI_2020_05_08+CID_722d97dbebf7fd0d1a92686638ebfff7&utm_source=MailingList&utm_term=La%20suite%20est%20sur%20le%20blog%20de%20la%20CVCI

 

[2] Ces informtions sont basées sur un article de New York Times : https://www.nytimes.com/2018/07/19/world/asia/four-day-workweek-new-zealand.html

[3] https://www.businessinsider.com.au/8-hour-workday-may-be-5-hours-too-long-research-suggests-2017-9?r=US&IR=T

[4] https://www.economist.com/finance-and-economics/2017/12/07/are-digital-distractions-harming-labour-productivity

[5] Certains lecteurs trouveront qu’il manque la mention de l’initiative française des 35 heures largement critiquée et remise en cause. On pourrait en discuter longtemps. On pourrait aussi débattre de ce lieu commun qui lie de longues heures de travail à la compétitivité et à la productivité. Les exemples que je donne montrent que tout ceci n’est vrai que dans la mesure où l’on ne se donne pas les moyens d’agir…

Partager

Philip Clark

Philip Clark accompagne les entreprises publiques ou privées dans leur processus de changement et de développement organisationnel. Après avoir fondé plusieurs start-up, il a dirigé l'innovation pour Global Services and Solutions chez Orange Business Services. Il enseigne à la HES-SO de Lausanne et à l’Université Mont Blanc Savoie.

2 réponses à “Moins, c’est plus… Et si on reconstruisait notre économie en travaillant moins ?

  1. Bonjour, merci pour votre article, je suis tellement en accord avec votre vision des choses. J’ajoute à tout ce que vous dites, que la semaine de 4 jours permettrait aussi je suis sûr de relancer le bénévolat car les gens auraient le temps de se consacrer à autres choses qu’à leur travail ! Ce qui est aujourd’hui presque impossible car on entend toujours «désolé j’ai pas le temps…» ! Et c’est tellement dommage, car certaines associations sont en danger à cause de ça et l’aventure de bénévolat est tellement enrichissante que tout le monde serait gagnant.

    1. Bonjour et merci pour votre commentaire. Non seulement les personnes auraient le temps de se consacrer à d’autres choses que le travail et en particulier aux activités associatives mais ces activités sont essentielles à la société et pas seulement par leur côté caritatif. A côté de cela, le temps retrouvé pourrait servir à l’apprentissage, à l’éducation des enfants, au repos… Et comme vous le dites — tout le monde serait gagnant.

Répondre à Philip Clark Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *