Ce qu’un manager peut apprendre de l’incendie de Notre-Dame de Paris. Un blog en trois épisode. Troisième épisode.

Francois Mori/Associated Press

3e épisode : qui a fait quoi ?

La première observation concerne le recteur de la cathédrale. Mgr Chauvet n’en croit pas ses yeux. Jamais, il n’aurait pensé qu’un tel événement puisse arriver. Ignorance ou insouciance ? Il n’en reste pas moins qu’il ne peut pas en croire ses yeux. Mais n’est-ce pas là une attitude que l’on retrouve chez certains managers surpris par le fait que ce qu’ils pensent ne correspond pas à la réalité ? Comme par exemple cette entreprise d’exploitation forestière qui traverse une période difficile et qui continue à produire normalement anticipant une reprise qui tarde à venir. Ou encore ce fabricant de circuits intégrés qui pense renforcer sa compétitivité en améliorant la qualité et en doublant la capacité de son produit, mais qui découvre que le cours de son action chute de manière inattendue à mesure que les clients se tournent vers les nouveaux produits proposés par ses concurrents[1].

C’est vrai qu’en règle générale ce décalage entre les modes de pensées, les expectatives, les croyances et la réalité ne se remarquent pas jusqu’à ce que l’on arrive à une crise : des licenciements massifs ou des faillites qu’on mettra généralement sur le compte d’un changement de l’environnement, ou sur les fluctuation du marché mais rarement sur la défaillance de dirigeants à construire une organisation sensible aux signaux faibles, questionnant les enseignements du passé, résiliente plutôt que fermement assise dans ses procédures.

Notons à l’inverse de la sidération de Mgr Chauvet, l’attitude des pompiers qui, malgré la tornade incendiaire qu’ils rencontrent et qui va les forcer à reculer, puis finalement à abandonner, observent la direction qu’allaient prendre les flammes en fonction du vent. Cette capacité, contrairement à celle du prélat, n’a rien d’une émotion ou d’un sentiment de perte mais tout à voir avec ce qui s’appelle la compétence. Ainsi, ce n’est pas seulement dans ses gestes que se démontre la compétence mais dans aussi dans capacité d’observation et d’interprétation des faits. Or, peut-on dire que c’est cette capacité que nous développons, favorisons et récompensons dans nos organisations ?

Devant l’immensité de la déflagration, l’état-major décide d’affronter le sinistre depuis en bas, drainant de l’eau depuis la Seine, mais sans succès. Ce « sans succès » est important, car ici on suit la procédure ; ce qui a été appris, répété, codifié et qui dans cette situation s’avère totalement impuissante. Cela pose la question des routines, de leur justification, de leur nécessité mais aussi de leur limite. La question que je me pose toujours est : pourquoi attendre une catastrophe pour revisiter nos modes d’action ? La réponse est simple : parce que ça marche et qu’une révision, une discussion, voir remise en question coûtent chers et peuvent semer le trouble. Mais ne serait-il pas possible de créer une organisation qui pourrait accomplir le diagnostic et entreprendre les actions rectificatives de ses routines au fil de l’eau sans devoir remettre tout sur le tapis ? La réponse est bien sûr, mais cela demande, je l’avoue, une certaine détermination et une certaine constance mais aussi de l’humilité de la part des dirigeants et une vision à long-terme de l’entreprise.

Dans toute situation, familière ou non, une organisation se doit de répondre à deux questions : qu’est-ce qui nous arrive et que fait-on ? Dans ce cas, grâce aux observations des pompiers, confirmées par le développement du sinistre, tout le monde sait que la charpente est perdue et que le danger s’est déplacé vers la tour nord. L’action du général Galet de rediriger les efforts vers cette partie de l’édifice est donc partagée. De même, tout le monde est conscient que le temps travaille contre eux. Ainsi, lorsque le général Jean-Marie Gontier qui dirige les opérations, réunit les pompiers, il réitère le diagnostic, insiste sur l’étroitesse de la fenêtre d’intervention, mais ne répond pas à la 2e question : que faire ?

Là aussi, la solution viendra d’un pompier : construire une plateforme entre les deux tours qui permettront de faire monter deux autres lances pour ensuite les rediriger vers le sinistre en longeant le toit à partir de la tour sud.

Alors qu’en est-il dans nos affaires, dans notre vie professionnelle quotidienne ? Quel est de rôle du manager ? Quel doit être son rapport avec lui-même, sachant qu’au fond il ne connaît a priori ni la direction du vent, ni comment éteindre le feu ? Doit-il s’acharner à vouloir diriger ce qu’il ne connaît pas bien, ou devrait-il plutôt s’en remettre à l’expertise de ses collaborateurs ? C’est ce que proposent Weick et Sutcliffe et qu’ils appellent de la belle expression « déférence à l’expertise » et qui consiste à pousser les décisions vers le bas, c’est à dire non seulement vers les personnes en premières lignes mais surtout vers celles qui ont le plus d’expertise quel que soit leur rang. Les décisions « migrent » alors à l’intérieur des organisations à la recherche de la personne la plus à même d’agir efficacement.

On se souvient que le diagnostic sur la tour nord avait été réalisé bien en amont des décisions de l’état-major par les pompiers et que sa version officielle est venue non seulement bien après mais surtout à la suite d’une première tentative avortée de combattre le feu depuis le bas de l’édifice. Sachant que la vitesse d’intervention était capitale, je me demande ce qui se serait passé si certains pompiers avaient pu prendre la décision de se concentrer sur la tour nord sans devoir en passer par l’approbation de leur hiérarchie ? Je me demande si ce gain de temps n’aurait pas été salutaire pour le bâtiment comme pour les hommes.

A la fin, il y a eu « déférence à l’expertise » et c’est ce qui a sauvé la cathédrale. Non seulement, la solution a été conçue par les pompiers, mais le général Gontier a pris la bonne option de laisser l’équipe se constituer librement, ce qui a eu pour effet d’élever la motivation et l’esprit de corps des personnes qui ont accepté la mission.

En conclusion, je suis persuadé que le management gagnerait à tirer les leçons de cet événement : d’abord une préoccupation envers l’échec, ne pas se reposer sur ses lauriers, encourager le questionnement du status quo, développer les capacités collectives de construction du sens (qu’est-ce qui nous arrive ?) ; ensuite, une autre manière de distribuer l’autorité et la prise de décision qui devrait pouvoir « migrer » en fonction de la situation vers les personnes les plus capables d’y répondre (que faire ?); enfin l’importance du management des hommes et des système : prendre soin des uns et redimensionner les autres pour qu’ils les servent et non les entravent, ce qui revient à faire très attention à ne pas introduire de la complication là où elle n’est pas nécessaire.

Il est difficile de résister à cette dernière analogie. Si l’accident de la cathédrale montre les limites d’un management traditionnel ; ne pourrait-on pas profiter de ces leçons pour le rebâtir sur d’autres principes comme le sera certainement la cathédrale.

 

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[1] Ces deux exemples sont tirés du livre de Karl Weick et Katheleesn Sutcliffe « Managing the unexpected » (2001), John Wiley & Sons,  p.1

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Philip Clark

Philip Clark accompagne les entreprises publiques ou privées dans leur processus de changement et de développement organisationnel. Après avoir fondé plusieurs start-up, il a dirigé l'innovation pour Global Services and Solutions chez Orange Business Services. Il enseigne à la HES-SO de Lausanne et à l’Université Mont Blanc Savoie.

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