L’avenir du fromage : un débat sur la « gruyèritude » du gruyère

Dans une récente décision du tribunal du district oriental de Virginie (États-Unis), division d’Alexandrie, il a été statué que le gruyère, le fromage de ce nom, ne devait pas provenir de la région de Gruyère, dans le canton de Fribourg, en Suisse – où le gruyère est produit selon la recette traditionnelle depuis 1115 –, sur la base du raisonnement selon lequel ce terme est un nom générique pour le fromage et ne peut donc pas être enregistré en tant que marque. C’est ainsi que l’Association des exportateurs de produits laitiers des États-Unis (US Dairy Export Council) et d’autres groupes se sont opposés à la protection de la marque déposée « gruyère » aux États-Unis, arguant que les consommateurs américains considèrent le nom « gruyère » comme étant un simple nom générique pour un fromage d’un type spécifique, en l’occurrence un fromage au goût de noisette avec de petits trous, quel qu’en soit le lieu d’origine.

La gruyèritude du gruyère suisse

En 2001, le fromage de Gruyère obtenait l’Appellation d’Origine Contrôlée (AOC) au niveau national suisse et, en 2011, la certification Appellation d’Origine Protégée (AOP) valable dans toute l’Europe.

Le gruyère AOP est enregistré auprès de l’Office Fédéral de l’Agriculture (OFAG), ce qui signifie que l’appellation ne peut être utilisée que pour des produits respectant les critères d’origine, de fabrication, de qualité, etc. Le cahier des charges indique clairement l’aire géographique concernée (cantons de Fribourg, Vaud, Neuchâtel, Jura, Berne), un rayon géographique de maximum 20 km à partir duquel le lait est collecté et ses caractéristiques physiques et organoleptiques, entre autres. Ainsi, il doit avoir « une croûte emmorgée, grainée, uniformément brunâtre et saine », avec le « talon du fromage […] légèrement convexe », mesurant de 9,5 cm à 12 cm de hauteur, ayant un diamètre de 55 cm à 65 cm et un poids allant de 25 kg à 40 kg et présentant des caractéristiques chimiques bien précises, contenant de la matière grasse (49 à 53 % dans l’extrait sec), de l’eau (34,5 à 36,9 %) et du sel (1,1 à 1,7 %).

Maintenant, pour clarifier les choses, il convient de mentionner que, selon l’article 22 (1) de l’accord sur les ADPIC, les indications géographiques désignent les indications qui « servent à identifier un produit comme étant originaire du territoire d’un Membre, ou d’une région ou localité de ce territoire, dans les cas où une qualité, réputation ou autre caractéristique déterminée du produit peut être attribuée essentiellement à cette origine géographique ». Ce qui est intéressant cependant, c’est que vous pouvez utiliser le label « gruyère fabriqué aux États-Unis », car il informe les consommateurs sur la véritable origine du produit, tout en étant également informé que le produit est basé sur les qualités et les spécifications de cette recette particulière de fromage suisse. Cependant, le différend entre les fromagers européens et américains va plus loin que cela.

Alors, qu’en est-il de la « gruyèritude » du gruyère produit aux États-Unis ?

L’Interprofession du Gruyère, suisse, et le Syndicat interprofessionnel du Gruyère, français, ont déposé auprès de l’Office des brevets et des marques des États-Unis (US Patent and Trademark Office – USPTO) une demande d’enregistrement du terme « Gruyère » en tant que marque certifiée – celle-ci a été rejetée. L’Association des exportateurs de produits laitiers des États-Unis avait en effet déposé une opposition auprès de la Commission des contentieux en matière de marques (Trademark Trials and Appeals Board – TTAB), en arguant que le terme était générique.

La question posée à la Cour dans l’affaire Interprofession du Gruyère contre Association des exportateurs de produits laitiers des États-Unis était de savoir si « le terme devait bénéficier d’une protection géographique de marque de sorte que le terme ne puisse être utilisé que pour identifier et décrire des fromages produits dans certaines parties de la Suisse et de la France, ou si le terme “gruyère” était compris par les acheteurs de fromages aux États-Unis comme étant générique en ce sens qu’il faisait référence à un certain type de fromage quel qu’en soit le lieu de production ». La Commission des contentieux a émis un avis écrit faisant valoir que le terme « gruyère » était « générique pour un certain type de fromage, sans égard aux origines géographiques du fromage, et il a décidé de s’opposer à la certification de la marque ».

La Cour a finalement décidé que le terme « gruyère », tel qu’il est compris par les consommateurs américains, est générique pour un certain type de fromage et ne se réfère pas exclusivement au fromage provenant d’une région particulière, concluant qu’en raison du caractère générique et de l’érosion de la signification du terme au fil des décennies d’importation, la production et la vente de fromages labellisés « gruyère », n’était pas éligible à l’enregistrement en tant que marque certifiée. La décision, aujourd’hui portée en appel, n’est applicable qu’aux États-Unis, car en Europe « gruyère » est une Indication Géographique Protégée (IGP).

Pour conclure

Les pays européens sont particulièrement jaloux de leur héritage culinaire et l’utilisation du terme « gruyère » pour un fromage produit aux États-Unis ou ailleurs dans le monde (en dehors de la France et de la Suisse) peut constituer une menace pour la réputation du produit d’origine et peut avoir des effets néfastes pour ce secteur de l’économie. Cependant, l’on peut également considérer cela comme un effet secondaire de la mondialisation et du commerce international, qui peut simultanément ouvrir la voie à un marché plus concurrentiel et stimuler l’économie. Bien sûr, si vous êtes un amateur de fromage, que vous souhaitez que votre gruyère provienne de la région de Gruyère et que vous désirez soutenir l’économie et les traditions locales, alors vous voudrez très certainement de l’« authentique ». L’affaire sera particulièrement passionnante à suivre dans les mois à venir, pour voir si l’appel finira par donner au gruyère les mêmes droits qu’au roquefort.

Partager

Paul Cosmovici

Me Paul Cosmovici, avocat dans le domaine des marques, brevets et designs, travaille notamment pour des clients situés en Suisse, France, Allemagne, USA ou Royaume-Uni. Il a une grande expérience dans la stratégie liée à la propriété intellectuelle. Son expérience comprend la structuration de transactions commerciales, ainsi que la protection d’actifs de propriété intellectuelle. Me Paul Cosmovici conseille des entreprises menant des activités telles que pharmacies, aliments et boissons, FMCG, logiciels, banques, fonds d'investissement et universités publiques.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *